Sélectionner une page

Quelques notes sur Contre la révolution politique de Netchaïev, publié aux éditions Divergences

par | Juil 23, 2024 | Politique, Société | 0 commentaires

L’approche classique de la notion de révolution, commune à l’anarchisme et au communisme, subdivise celle-ci en trois catégories potentielles : la révolution spontanée, la révolutions sociale et la révolution politique. Dans l’ouvrage édité par Divergences, Julien Allevana nous propose une traduction d’un commentaire de l’œuvre de Netchaïev par Nicola Massimo de Feo se prononçant contre la révolution politique, réactualisant au passage non pas une figure mais deux figures oubliées, ainsi qu’un débat redevenu essentiel à l’heure où les temps grondent et la seule question à résoudre semble être devenue celle du comment.

La naïveté confondante de Julian Allavena, et plus généralement du mouvement anarcho-autonome français, s’exprime dans la conclusion de son avant-propos. Celui-ci, en ce qui nous apparaît être une contradiction flagrante, tire le propos de ses commentés afin de faire des révolutions techniques et sociales (l’une enclenchant l’autre dans chacun des exemples qu’il cite) les vagues auxquelles il faudrait se mêler ; subordonnant les révolutions politiques à de simples résultats de ces vagues et appelant à ne pas en faire le Totem de nos luttes – l’on se demande où l’auteur a passé son XXe siècle, qui nous apparaît, surtout dans la défaite qu’il a infligé à l’anarchisme par les mouvements dites communistes, comme une succession de démonstrations de la capacité des révolutions politiques à effectivement transformer les mondes sans laisser prédéterminer par les modalités de production ou les moyens techniques.

L’on se demande surtout où vit aujourd’hui Julian Allavena, à une époque où la révolution politique est devenue plus que jamais nécessaire face à la révolution réactionnaire que la technique nous impose socialement et presque spontanément, à travers le gigantisme des nouveaux opérateurs du virtuel, qu’ils soient chinois ou états-uniens. L’un des seuls actes révolutionnaires, au sens politique du terme (et antisouverains, comme j’ai tenté de le décrire dans mon ouvrage éponyme), dans le cadre de la révolution technicosociale qui nous bouleverse aujourd’hui – celle des nouvelles technologies – qui réussirent à tracer un morceau de chemin, fut le fait d’organisations autonomes fonctionnant sur le modèle de cellules hyperconcentrées – comme Wikileaks – ou agissant via des massifications éphémères d’actes de propagande par le fait – comme les différents groupes Anonymous.

Petites choses cependant, grains de sable en une mécanique qui a amené à une transformation radicale de l’ensemble des comportements humains par le truchement des inventions diverses qui, de l’ordinateur personnel au téléphone portable en passant par les réseaux sociaux, ont imposé une révolution impulsée par le politique (il ne faut jamais oublier à quel point l’appareil de défense états-unien fut la mère nourricière de la Silicon Valley) sur laquelle nous n’avons eu non seulement nulle prise, mais qui a largement absorbé nos comportements et modalités de lutte, nos inventions, nous faisant les contributeurs nets, y compris en nos luttes, non seulement de la machine productiviste, mais plus largement de l’accroissement et l’intensification de l’exploitation des êtres humains, renforçant l’emprise du capital sur des populations toujours plus éloignées et dirigeables à distance – c’est-à-dire privées d’une quelconque façon de renverser le rapport de force en faisant de leurs corps des puissances capables d’inquiéter le pouvoir.

Les gilets jaunes sont nés, tel un dernier râle, des classes les plus populaires – et donc les plus éloignées des avant-gardes révolutionnaires – afin, tant qu’il était encore temps, de renverser la révolution réactionnaire que la mondialisation avait, avant ces transformations techniques, enclenchée, à l’échelle nationale, de faire sentir une dernière fois aux beaux quartiers la dépendance dans laquelle ils étaient placés vis-à-vis des corps qu’ils exploitaient au sein du territoire national. Les derniers exploités de France se sont levés, en une mobilisation qui, par la jonction des corps que la modernité avait diffracté, a permis de réactualiser la possibilité d’une révolution spontanée à laquelle tous semblaient avoir renoncé. La puissance romantique de cet événement – aux antipodes des désirs netchaïeviens – plaça la question des affects au cœur de celui-ci, la nécessité du lien et du mouvement se trouvant au cœur de réclamations qui, au-delà de leur aspect primaire consumériste, fut avant tout existentielle. La froideur révolutionnaire du bloc qui l’accompagna après quelques semaines d’hésitation lui permit de survivre, tissant enfin un lien entre classes prolétarisées et avant-gardes plus ou moins éclairées par une tradition intellectuelle qu’un certain nombre de résistants, formés autour du noyau de Tiqqun, avaient, avec un certain art de l’entrisme médiatique, réussit à importer et maintenir dans l’espace public, la rendant désirable et fantasmatique dans les coordonnées de l’ordre existant, et s’offrant en conséquence une centralité disproportionnée en relation à leur capacité d’action réelle, par le truchement d’une dialectique alternant ironie et poésie au tournant des années 2000.

Le miracle proposé par les gilets jaunes fut permis par les réseaux sociaux, c’est-à-dire grâce aux outils d’oppression et d’exploitation contre lesquels nous devons lutter, grâce aux vecteurs de cette révolution sociale qui nous échappe et que nous sommes réduits à tenter de détourner, et dont les déterminants premiers sont la capacité de mobilisation du capital, et l’ensemble des déterminations qu’il permet de produire par ricochet dans les espaces informationnels et politiques. Que Facebook ait un instant été détourné de façon à non plus permettre aux disciples de Marc Zuckerberg de la planète – aspirants mimétisés à la domination, dont le désir primaire a été translaté vers une course au Like accumulative parfaitement représentative de ce qu’est le consumérisme – de tirer de la bourgeoise (comme cela était son but initial et, d’une certaine façon, le demeure, via une marchandisation de nos affects et leur transformation en revenus publicitaires) mais aux damnés de la terre de réclamer une once de respect et de souveraineté, est un miracle dont il faut mesurer la précarité, nous interdisant toute forme de satisfaction. Car il n’est en rien miracle, mais résultante naturelle du fonctionnement de ces instances qui, en favorisant l’expression de mouvements spontanés liés à l’affect, permettent certes la réactualisation d’une hypothèse que Netchaïev condamnait et que le contemporain avait semblé impossibiliter, rouvrant un champs des possibles majeurs, mais produit en parallèle une archaïsation du rapport au politique, renvoyant la pensée à une dimension subalterne à la passion qui, on le comprend, inquiète ceux qui, dominants de par leur détention de capital intellectuel et non économique, pensaient par la voie révolutionnaire classique trouver l’assurance d’un renversement des suprématies qui les consacrerait ; tout en réduisant le champs révolutionnaire aux devenirs indéterminés, et dès lors prisonnière du spontanéisme si nul relais ne lui est donné.

Voilà donc que la révolution trouve son paradigme réactualisé par les nouveaux dispositifs de domination qui ont émergé ces dernières années, requérant la création de nouvelles avant-gardes dont la fonction est de réfléchir à comment préparer les après de ces spontanéités révolutionnaires, sans les trahir ni les instrumentaliser.

Il est difficile de considérer qu’une quelconque révolution sociale puisse intervenir en les présentes circonstances et en trouvant appui sur de tels espaces, tant les fenêtres révolutionnaires sont étriquées et contrôlées, à la fois algorithmiquement (elles doivent, pour émerger et perdurer en ces espaces, proposer un rapport pulsionnel ou émotionnel permanent qui pousse parallèlement à la consommation, condition de leur viralité, et donc de leur capacité à faire masse) et par la volonté de nos dominants (capables à tout moment de tordre le fonctionnement algorithmique à vocation purement marchand afin de censurer ou étouffer tel mouvement qui viendrait les menacer structurellement), et qu’en conséquence l’enjeu de notre époque ne soit pas l’articulation entre révolution spontanée et politique.

Or, comme le montra le mouvement des gilets jaunes, mais aussi tous les mouvements qui par la suite tentèrent sans succès de donner un contenu politique à leurs résistances, notamment face aux politiques de santé apparues pendant la pandémie, le spontanéisme – qui, rappelons-le, naît de la vulnérabilité au politique, ceci expliquant cela – nourrit une crainte obsessionnelle, celle de la récupération, c’est-à-dire de la prostitution bourgeoise et représentative. En ce qui concerne les gilets jaunes, cette crainte a permis de préserver la dimension sociale du mouvement, sauvant probablement de nombreuses vies et en politisant de nombreuses autres, permettant un déracinement définitif, et non plus contestataire ou apolitique, vis-à-vis de la démocratie représentative, mais elle a dans le même temps interdit toute concrétisation tangible d’un mode de vie alternatif, l’absence d’avant-gardes politiques laissant les citoyens, ceux s’étant auto-organisés en cabanes notamment, parfaitement vulnérables par rapport aux offensives féroces et rapaces des différentes préfectures, affamées de destruction et dévastant tout lieu de vie politique alternatif qui alors, notamment dans les maisons du peuple et sur les ronds-points, pullulait sur le territoire.

Ainsi l’anarchisation naissante du politique, concrétisation rampante d’un rêve depuis longtemps enterré, en ce qu’elle s’est trouvée mise en œuvre par les dernières classes prolétaires du pays, les plus exploitées et vulnérables – là où elle ne semblait plus subsister qu’en tant que passion bourgeoise – s’est trouvée abattue par son désarmement volontaire, par son refus de se voir protégé par une politisation de son engagement.

La question qui se pose désormais est celle de la marche à suivre, c’est-à-dire du comment de l’articulation de ces différentes notions, et de l’intérêt des catéchismes relatifs aux comportements à adopter en méthode révolutionnaire. Il est un fait qui appelle à la censure des débats oisifs qui peuplent une partie de l’ouvrage publié par les éditions Divergences, en ce qui concerne la praxis révolutionnaire « intérieure », c’est-à-dire la forme d’organisation des rapports entre individus engagés dans la lutte, renvoyant là encore au débat sur l’éthique révolutionnaire entre Netchaïev et Bakounine : c’est bien les circonstances et non les décisions des individus (pour peu que cette notion ait un sens) qui produisent non seulement les affects, mais les comportements des personnes engagées. De facto, l’entreprise anarchisante (à la fois dans son objet, sa méthode que dans le cadre purement asymétrique dans lequel il évoluait, similaire à une forme de propagande par le fait informationnelle) que fut Wikileaks – et qui m’apparaît comme l’une des plus importantes de notre temps – produisit en son sein un cynisme netchaïevien que tous se gardèrent cependant de réclamer. La nécessité de préserver le socle, la structure, le vecteur révolutionnaire, autorisait toutes les trahisons entre les différentes composantes qui y participaient, et ce tant dans les moyens que dans les rapports individuels, pour peu qu’à aucun moment ces trahisons ne vinssent atteindre à l’intégrité du double-noyau de l’organisation. Avantage de la verticalisation symbolique de la lutte -tant du fait de la centralisation symbolique produite par la figure de Julian Assange que par l’existence d’un dispositif technique qu’il protégeait et qui constituaient le seul capital de notre lutte – les règles du jeu s’imposèrent ainsi sans nécessité d’explicitation. Cette expérience permet d’établir que dès lors que le moyen et la fin sont déterminés, comme cela fut par exemple le cas au sein de cette organisation, nul catéchisme ne devient nécessaire, tout étant littéralement autorisé dès lors que le geste ou la parole contribuent à la préservation ou l’accroissement du dit capital, la détermination de ce qui est autorisé et de la façon dont il devra l’être devenant l’enjeu d’un simple calcul de coût opportunité, c’est-à-dire d’intelligence des situations, chacun déterminant ensuite quel niveau de sacrifice il sera prêt à mettre en œuvre à cette fin, et acceptant qu’il puisse être à tout instant sacrifié à cette fin.
Il est un dernier point qui appelle à la réflexion : à l’époque de la correspondance entre Bakounine et Netchaïev, les forces révolutionnaires appartenaient au corps social opprimé et, cherchant à s’émanciper, pouvaient, par effets d’agglomérations successifs, les mettre en mouvement de façon rhizomatique, sans effort particulier, puisqu’agissant en leur sein.

La situation est différente à mon sens aujourd’hui. Les maigres forces avant-gardistes qui cherchent à se déployer se situent pour la plupart à l’extérieur des mondes qu’elles cherchent à libérer, et ne s’y rattachent, le plus souvent, que de façon artificielle, en une déprise par rapport à leurs mondes d’origine qui ne permet nulle mixtion sincère ou intégrale avec ce qui se voit ainsi transformé en objet auxquels ils souhaitent s’accoupler, avec tous les risques de fétichisation qui s’ensuivent. Profondément cultivées par la machinerie productiviste et formées par les divers impérialismes qui l’appuient, les masses exploitées se trouvent, en notre territoire, tenues à des lieues d’écart des espaces qui aujourd’hui débattent de ces questions à partir d’une tradition intellectuelle et politique perdue pour le reste de la population, distance que seul le mouvement des gilets jaunes, c’est-à-dire le spontanéisme, a permis de partiellement raccourcir, mais non dans le sens que nos intellectuels auraient pu espérer. La raison m’apparaît simple : nos masses étant elles-mêmes déjà dominantes et exploitantes, de par leur position au sein d’un modèle consumériste qui en fait les acteurs de l’exploitation d’un tiers-monde dont elles dépendent pour subsister, elles se trouvent à des lieues de ceux qui, s’inscrivant en une tradition politique née d’une époque où les coordonnées matérielles de l’exploitation étaient fort différentes, croient lutter pour elles, et dont les discours auraient une résonnance potentielle bien plus importante auprès des corps livrés massivement par des États souverains aux puissances du capital dont la demeure, en notre territoire, produit des ruissellement proportionnellement marginaux mais pourtant déterminants auprès du reste de notre population.

C’est bien en ces terres lointaines qu’une véritable force révolutionnaire, au sens social du terme, a encore la possibilité de naître, et c’est bien ce qui explique pourquoi la question souveraine, et donc de la révolution politique, est celle qui est devenue centrale pour les damnés de « notre » territoire. Il est certain que les révolutions sociales de demain, en des terres tierces, ne se feront pas à partir des prédicats ou d’un quelconque énoncé qui proviendrait des terres qui les ont si longtemps exploitées, après les avoir conquises et colonisées. L’internationalisme est en ce sens parfaitement mort, et ne nous reviendra que sous la forme d’une violence que nous avons trop longtemps contrôlée et exploitée, et dont les diverses expressions religieuses qui nous ont déjà touché ne sont qu’une préfiguration appelée à se généraliser. Cela nous met dans une position certes modeste mais pourtant radicale : à mon sens, celle qui nous exige de nous contenter d’une révolution politique qui, par l’encadrement strict, au sein d’une structure nationale, du centralisme politique, et le dépassement de toute forme de représentativité, nous permettra d’éclater les tutelles qui nous assèchent et d’anarchiser notre rapport au politique, faisant dans l’entre temps des puissances souveraines qui sont nées sur notre territoire – dont l’État – des vecteurs d’appui et de relais des révolutions qui en d’autres territoires rompront les carcans que nous avons créés.

Contact to Listing Owner